Les Évangiles sont des documents historiques, presque des chroniques, de toute première main
J. C. Olivier
Des dizaines d’années d’un travail scientifique très rigoureux ont permis à l’abbé Jean Carmignac d’avancer des hypothèses solides dans plusieurs directions. Mais le noyau central de sa précieuse contribution à la recherche exégétique, à travers l’étude des sémitismes - et là cet homme si prudent, si modeste, ne parle plus d’hypothèses mais de preuves - c’est que les Evangiles, rédigés « en hébreu, et bien plus tôt qu’on ne le dit habituellement, sont beaucoup plus proches des faits et ont une valeur historique de premier ordre » [1].
Les lignes qui suivent n’ont aucune prétention à l’érudition, elles se contentent de "rapprocher" des réflexions de grands érudits qui, par un autre biais, rejoignent les conclusions de l’abbé Carmignac.
Lors de son exposé à notre assemblée générale du 2 octobre 2004, le Professeur Antoine Luciani s’étonnait, au détour d’une phrase, que les manuscrits hébraïques de nos Evangiles "se soient comme étiolés", au point que nous ne possédons que du grec (les papyrus du Nouveau Testament qu’on a découverts progressivement au XXè siècle - voir l’article de Don Vernet -, sont en grec ; pour l’instant, aucun papyrus en hébreu n’a été trouvé). Et je repensais, en l’écoutant, à cette conversation de 1995 entre deux autres grands savants, Claude Tresmontant et Pierre Chaunu [2] :
Pierre Chaunu : Ils [les Juifs] aimaient les calembours, hein…
Claude Tresmontant : Ah ! Mais ils faisaient cela constamment ! Les rabbins dans le Talmud, par exemple pour les Evangiles, pour décalquer le mot évangile, « euanggelion », ils ont trouvé l’astuce « ’aven gillayon », ce qui veut dire « les rouleaux de mensonges » ! Parce qu’ils disent ceci, les rabbins – c’est très intéressant pour notre sujet... On trouve chez les petits rabbins de la première génération… Ils discutent entre eux : qu’est-ce qu’on fait avec ces abominables rouleaux de ces « Minim » [3], de ces hérétiques ? Alors ils disent : « Quand il y a le saint Tétragramme dedans, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on le brûle ? Non ! On ne peut pas le brûler. Alors, il faut le découper au couteau » ! Ce qui prouve qu’il y avait des rouleaux en hébreu dans la première génération. Pierre Chaunu : Oui, on ne peut pas brûler le Tétragramme… Claude Tresmontant : On n’a pas le droit de le brûler, il fallait le découper… Pierre Chaunu : On peut l’enterrer aussi finalement ? Claude Tresmontant : Oui... Enfin, c’étaient des discussions horribles pour savoir qu’est-ce qu’on fait avec les Evangiles et les rouleaux en hébreu des Minim... [4]
Le professeur israélien Dan Jaffé, dans un livre [5] récemment paru, reproduit cinq petits extraits de la littérature rabbinique naissante, qui reprennent de façon voisine les termes de ce débat, et où l’on retrouve deux types de directives rabbiniques concernant les rouleaux en hébreu des Minim : les uns disent qu’il faut "couper les mentions [du Nom de Dieu] et brûler le reste", les autres qu’il faut "brûler le tout". Voici un de ces extraits (Tosefta Sabbath XIII, 5) dans la traduction de l’auteur. :
« [En cas d’incendie], on ne sauve pas les guilyonim [6] et les livres des Minim, ils brûlent sur place avec les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment]. R. Yossi le Galiléen dit : "Les jours de semaine, on se met à découper les mentions [du nom de Dieu], et on les met à l’abri, tandis qu’on brûle le reste." R. Tarfon déclare : "Que je sois privé de mes enfants [plutôt que de manquer], si [ces livres] tombaient dans mes mains de les brûler, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment], car si l’on me poursuit, j’entrerai dans un lieu d’idolâtrie mais je n’entrerai pas dans leurs maisons [ variante du Talmud de Babylone (Sabbath 116a) : car si l’on poursuit quelqu’un afin de le tuer, et qu’un serpent se précipite pour le mordre, il entrera dans une maison d’idolâtrie mais non dans leur maison], car les idolâtres [7] (serviteurs de dieux étrangers) ne Le connaissent pas et Le renient alors qu’eux Le connaissent et Le renient." [...] R. Ismaël dit : "Puisque pour faire la paix entre un homme et sa femme, Dieu dit : Que mon Nom écrit dans la sainteté soit effacé avec de l’eau ; les livres des Minim qui entraînent l’inimitié, la jalousie et les dissensions entre le peuple juif et son Père qui est aux cieux, à plus forte raison pourra-t-on les brûler, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qui s’y trouvent]." Et c’est pour eux que le verset dit : "Certainement, je hais ceux qui te haïssent, et ceux qui se dressent contre toi, je les déteste. Je les hais infiniment, je les considère comme des ennemis" (Ps 139, 21-22). Et de même qu’on ne les sauve pas d’un incendie, on ne les sauve pas non plus d’un éboulement, d’une inondation et de tout ce qui pourrait les perdre ».
Ces textes, marqués d’un forte agressivité, sont à comprendre dans leur contexte. Ils montrent qu’encore après la chute du temple, en 70, la principale crainte des fondateurs du judaïsme rabbinique "était l’influence que pouvaient avoir les judéo-chrétiens sur les autres membres de la société juive" (Dan Jaffé, ouvrage cité, p.40). D’où leur habile stratégie pour les exclure des synagogues en intégrant à la liturgie, dans les années 70-90, la récitation d’une malédiction contre les chrétiens (la Birkat ha-minim) et en intégrant dans la législation la plus sacrée, celle du Sabbath, la prescription impérative de détruire ces fameux rouleaux en hébreu portant les Ecritures saintes des chrétiens. Par contre ce que pouvaient dire ou lire les chrétiens non juifs, les pagano-chrétiens, dans des traductions en langue grecque, n’était plus de leur ressort [8].
Retenons donc qu’à la fin du 1er siècle, ces textes chrétiens en langue hébraïque existaient encore.
[1] Extrait de la 4è de couverture de son livre Naissance des Evangiles synoptiques, Ed. F.-X. de Guibert, Paris 1984. Malheureusement l’abbé Carmignac est mort avant de publier les gros volumes qui devaient convaincre ses pairs, et l’article Sémitismes dont il avait été chargé pour le Supplément au Dictionnaire de la Bible a été rédigé par un exégète qui, tout en ayant eu accès à ses papiers, était très hostile à ses conclusions.
[2] Extrait d’un entretien radiophonique entre Claude Tresmontant et Pierre Chaunu du 28 février 1995, dans le cadre des Mardis de la Mémoire, émissions produites par Pierre Chaunu.
[3] Les Chrétiens, ou plus exactement dans ce contexte, les Juifs chrétiens, les Juifs qui avaient foi en Jésus, Messie et Fils de Dieu. Selon les auteurs, on trouve les termes de judéo-chrétiens, de nazaréens ou nazoréens pour les désigner, mais ces termes sont difficiles à manier et recouvrent des réalités variables.
[4] Et Claude Tresmontant, après avoir constaté cette preuve qu’il y avait des rouleaux en hébreu avant les manuscrits en grec des Evangiles, continuait son raisonnement ainsi : « Ce qui est évident, puisque, lorsque les traducteurs, lorsque les inconnus qui ont traduit la Bibliothèque hébraïque d’hébreu en grec, rencontraient le saint Tétragramme qui était imprononçable, celui qui dictait disait « Adonaï » et celui qui traduisait, traduisait « Kurios », sans l’article. Alors maintenant vous regardez Luc, ou l’Apocalypse, ou Matthieu, dans le texte grec : vous verrez très fréquemment « Kurios » sans l’article, tout à fait au début de Luc par exemple, ce qui est la preuve que vous aviez le saint Tétragramme en hébreu sous les yeux. Pierre Chaunu : Bien sûr. »
[5] Dan Jaffé, Le judaïsme et l’avènement du christianisme, Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique, Ier- IIè siècle, , Ed. du Cerf, Paris, mars 2005.
[6] "Guilyonim" : les Evangiles. Certains disent : les Evangiles joints à la Torah, etc. (voir D. Jaffé, ouvrage cité, p. 246 à 257 ; et p. 250 : "si ce vocable désigne des textes chrétiens, c’est du corpus des Iers Evangiles - rédigés peut-être en hébreu/araméen - qu’il s’agit")
[7] « L’idolâtrie polythéiste avait cessé d’être un danger pour les juifs de cette époque, alors que les Sages [ndr : les fondateurs du judaïsme rabbinique] redoutaient fortement l’influence des judéo-chrétiens ». (D. Jaffé, ouvrage cité, p. 304)
[8] Jacqueline Genot-Bismuth, dans son livre "Un homme nommé Salut", Ed. F.-X. de Guibert, cite des exemples de textes en langue hébraïque qui n’ont survécu que grâce à leur traduction en grec : cas des Livres des Macchabées qui ne seront sauvés de la disparition (car rejetés par les canonistes rabbiniques) que "grâce à leur traduction en grec conservée dans la Bible des Septante", ou du texte connu sous le nom "d’Ezra IV et dont un original hébraïque peut être postulé bien que la censure rabbinique ait finalement conduit à sa perte" ; cas aussi du Livre des Jubilés et autres écrits sacrés rejetés par les fondateurs du judaïsme rabbinique, "écrits dont une grande partie fera finalement naufrage, et que seul le christianisme primitif, plus accueillant, aura préservé, mais sous des traductions grecques" (p. 57 et 201).
Marie Christine Ceruti
Antoine Luciani
Professeur de grec à la Faculté d’Aix en Provence.